Au début, ça peut paraître ludique. Quoi de plus exaltant que quelques instants volés dans les bras d’un homme qui ne nous veut que du bien. C’est lorsque l’amour s’en mêle que tout se complique, qu’on soit libre soi-même ou également mariée. Plus l’histoire est interdite, plus on se sent du côté de l’amour. Hors cadre, hors norme, hors la loi. Plus on vibre au diapason de l’autre, et plus on souffre de ses empêchements. Pour certaines, c’est le cauchemar d’une vie condamnée au secret, au sacrifice. Pour d’autres, finalement, une façon de ne pas s’encombrer du quotidien, de n’avoir que le « bon côté » de l’amour.
Des femmes qui aiment – ou ont aimé – un homme qui ne sera jamais totalement le leur, se sont confiées à nous. Entre espoir, dépendance et rêves brisés : rencontre avec celles qui se disent « heureuses à mi-temps ».
UNE RELATION QUI FONCTIONNE SUR L’ESPOIR
« Bernard, je l’ai rencontré il y a sept ans. J’avais 29 ans, lui 43, c’était mon médecin », débute Evelyne*. « La première fois qu’on a déjeuné ensemble, il m’a dit qu’il était marié et que son couple battait de l’aile. Naïvement, j’ai traduit qu’avec sa femme c’était fini », explique-t-elle. Puis après avoir hésité à le revoir, Evelyne retombe dans ses bras, et tente de se rassurer en se disant « Ce sera juste un moment ». Sauf que le moment a duré. Longtemps. « C’était parti pour une relation intense, la première de ma vie, mais que je ne souhaiterais pas à ma pire ennemie ».
Dans les premiers mois, Evelyne se sent exaltée. « C’est super, la transgression, follement excitant ». Cette excitation a duré six mois. Voyage à New-York, mots d’amour : la jeune femme vit un rêve éveillé. Mais au retour du voyage dans la grosse pomme, Bernard lui annonce qu’il repart à Bombay. Avec sa femme. « Et là, tu réalises. Tu essaies de rompre mais c’est déjà trop tard. Tu l’aimes. Et c’est fichu », déplore-t-elle en énumérant toutes ces choses qu’elle ne pourra jamais faire. « Je me dis alors que je ne connaîtrai pas ses enfants, que je ne le présenterai à personne. Le jour où son père meurt, je ne serai pas à l’enterrement », explique-t-elle. Et le soir où elle est malade, elle ne peut pas l’appeler. Les dimanches en famille, c’est sans lui. Anniversaire, mariage de cousines ou d’amis… Evelyne n’est jamais accompagnée. « Je pense que ce genre de relation fonctionne sur l’espoir. L’espoir que l’amour est plus fort que tous les empêchements. Je crois que je n’ai jamais pensé en fait, qu’il ne quitterait pas sa femme. Pendant nos deux premières années, j’ai cru que j’allais l’aider à sortir de tout ce qui le paralysait », raconte-t-elle.
À chaque fois que je le quitte, je crois mourir
Son amant ne cessait de lui dire qu’elle lui « sauvait la vie ». Mais Evelyne n’est pas dupe et comprend vite que son organisation de vie faisait en sorte que « rien ne bouge » même s’il disait souvent qu’elle était la femme qu’il aimait, à qui il pensait souvent. « Je crois que c’était vrai : pour lui je représentais la femme impossible, celle avec qui il n’était pas ». Mais Evelyne désirait une vie dans laquelle il était possible de se voir, de passer une soirée, une nuit ensemble, de faire un enfant… Alors elle oscille entre ivresse, colère, espoir et désespoir. Il y a des avancées, des reculs. Plein de moments où elle est au bord de la rupture. Mais à chaque fois qu’elle le quitte, elle croit mourir. « Je n’arrivais plus à marcher, à sortir de mon lit … Je savais qu’il m’aimait et, d’une certaine manière, notre amour s’était approfondi avec le temps », explique-t-elle.
Mais elle sait aussi que le véritable empêchement ce n’est ni sa femme, ni ses enfants. Le vrai empêchement est en lui. C’est la limite de l’autre, tout couple peut être confronté à ça. « Dans notre cas ça veut dire que jamais je n’aurai ce que j’attends aujourd’hui de l’amour. Ce qui va sûrement nous séparer, c’est la question d’un enfant. C’est lui qui en a parlé le premier, mais juste comme un fantasme, comme lorsqu’il évoque la vie que nous pourrions avoir ensemble, notre appartement… Mais moi, depuis un moment j’en crève. J’ai parfois imaginé lui faire cet enfant dans le dos, mais je ne le ferai pas. Peut-être que ce sera enfin ma porte de sortie : déconnecter mon désir d’enfant de cet homme », se projette Evelyne.
UNE DÉPENDANCE AMPLIFIÉE PAR L’INTERDIT
De son côté, Nathalie* a résisté plus d’un an avant de tomber dans les bras de Stéphane, le boss de l’agence où elle avait obtenu son premier job. Il avait alors 29 ans, une femme et un bébé de neuf mois. « Ce n’est pas de lui que je me protégeais, mais surtout de moi et de ma tendance briseuse de couples . Le premier homme de ma vie, c’était mon prof de philo en terminale, vingt-cinq ans de plus que moi, marié, père de trois enfants. J’ai passé un an avec lui, sans souffrir vraiment car je savais qu’il était fou de moi », expose la jeune femme.
Mais la situation se cristallise : la femme de Stéphane semblait lui pourrir la vie. « J’étais de loin « la préférée ». Et ça compensait largement les difficultés d’intendance », raconte-t-elle. Mais finalement, Nathalie décide de le quitter. « Je sais qu’il a terriblement morflé », admet-elle. Des hommes pas libres, il y en a eu d’autres dans sa vie, notamment un qui, au bout de quelques mois, a quitté sa femme. Mais ça allait trop vite, il n’y avait plus rien à conquérir, alors elle l’a quitté lui-aussi.
J’étais droguée à sa présence. A sa façon de m’aimer pour ce que j’étais
Depuis Nathalie se sent comme un virus, « une saloperie qui détruit tout ». Elle aimerait bien passer à autre chose. « Lorsque j’ai commencé à être troublée par Stéphane, qui lui était tombé amoureux de moi beaucoup plus tôt, j’ai voulu enrayer le mécanisme. Je ne voulais pas tout foutre en l’air, surtout ce premier boulot », se souvient-elle. Plus ils se répétaient qu’il ne se passerait rien entre eux, plus la jeune femme devenait dépendante. « Pas un jour sans mail ou SMS. De temps en temps il me prenait dans ses bras, et ça me suffisait. J’étais droguée à sa présence. A sa façon de m’aimer pour ce que j’étais. Quand j’ai senti que j’allais craquer, j’ai essayé de fuir, de quitter l’agence », explique-t-elle.
Mais ces tentatives n’ont fait que de les rapprocher. Et ils ont fini par passer une nuit ensemble, puis deux… « Je lui ai demandé de faire la liste des choses qu’il avait envie de faire avec moi, et on a commencé à les réaliser, dans l’ordre. Et souvent, c’était juste idyllique », s’enthousiasme Nathalie. La présence de sa femme ? « Bien sûr, ça complique les choses, et j’ai de grands moments de doute quand il n’est pas là. Mais quand il pète les plombs, parle de tout quitter et d’officialiser notre relation, je freine. Moi j’ai envie de n’exister que pour lui, pas pour les autres. Et je sens bien que s’il quitte définitivement sa femme notre couple sera en danger. J’ai besoin qu’il y ait de la complication pour aimer. Ça fait quelques mois que ça dure. Je ne sais pas si c’est vraiment lui que j’aime ou son amour. Ni si je l’aimerais autant si je l’avais tout à moi », avoue-t-elle, consciente de ses failles.
UNE HISTOIRE QUI PEUT DURER DES ANNÉES
Laurence* a aimé Jacques pendant près de vingt-cinq ans. Jusqu’à sa mort. Elle avait 22 ans quand ils se sont rencontrés, un coup de foudre réciproque. « A l’époque, sa femme avait un amant et je crois que ça n’aurait pas été imaginable », sourit-elle. « Mais quand son histoire s’est terminée, elle a resserré la vis. Elle était très agressive, parlait de se suicider. Elle était un peu folle, je crois. Et sans doute que, d’une certaine façon, il l’aimait. Mais je n’ai jamais été jalouse. Je pense qu’on peut aimer plusieurs personnes à la fois. Cela dit, je le voyais moins, et ça, c’était douloureux », explique-t-elle.
Je ne l’avais présenté à personne, c’était notre histoire à tous les deux
En fait, ce n’était pas le bonheur à mi-temps, plutôt un dixième de temps. Mais ce bonheur était absolu, magnifique. Elle ne se souvient d’aucune engueulade avec Jacques. Ils vivaient en dehors de toute contrainte sociale. « Je ne l’avais présenté à personne, c’était notre histoire à tous les deux. Un vrai rayon de soleil. Evidemment le reste de ma vie, sans lui, était un peu triste. Mais j’avais et j’ai encore un boulot que j’adore, des amis et une famille adorables. Pas l’amour complet, c’est vrai, je le mesure aujourd’hui que je viens de me marier », explique-t-elle.
Mais c’était mieux que rien : voilà ce qu’elle me disait. Quelque temps avant sa mort, après une phase où il vivait seul, il était retourné chez sa femme, et Laurence avait pris de la distance. « Je me souviens de lui avoir prédit : « Si tu y retournes, elle te tuera. » Je ne pensais pas que ça arriverait aussi vite. Il est mort d’un infarctus peu de temps après. Le jour de ma fête. Ce jour-là, en rentrant chez moi, j’ai trouvé un paquet à la loge : un pull qu’il m’avait envoyé. Il n’avait pas oublié. »
UN AMOUR HORS D’ATTEINTE
« J’ai beaucoup de mal à parler de cette histoire. Je n’en parle jamais, à personne, c’est un secret absolu, ça n’appartient qu’à lui et moi », débute Géraldine*. Sans secret, plus d’histoire : tout volerait en éclats . Leurs deux familles se retrouveraient impliquées, malheureuses, déçues, trompées … Donc ils se taisent. Ce n’est pas facile. Parce qu’aimer quelqu’un sans partager avec lui la vie quotidienne, sans pouvoir l’embrasser en public, c’est déjà une frustration terrible, mais ne jamais pouvoir parler de cette personne, exprimer cet amour, c’est une vraie solitude.
Une solitude qui a du bon, aussi : on ne peut pas dire que les sentiments soient influencés par le jugement des autres . Cet amour-là est en dehors de toute convention sociale, de toute salissure, il est pur, hors d’atteinte. « J’imagine que si les gens savaient ils ne le percevraient pas comme ça. Ce genre d’histoire, ça choque ou on considère que c’est un amusement, une histoire de cul », pense la trentenaire. Or, pour elle, c’est bien plus que ça. C’est une histoire d’amour.
J’ai essayé de m’éloigner de lui, j’ai constaté qu’il était indispensable à ma vie
« Le problème, c’est qu’on s’est rencontrés trop tard ou, en tout cas, pas au bon moment. Nous sommes engagés par ailleurs, nous ne voulons pas détruire ce que chacun construit, ni faire souffrir qui que ce soit. Mes enfants vivent dans une bulle d’amour, au sein d’une famille apparemment unie, dans une jolie ville de province, avec un papa qu’ils adorent et que je respecte profondément. Et je vais bousiller leur vie ? Avant même qu’ils aient atteint l’âge de comprendre, d’accepter, de me pardonner ? La réponse est non. Bon, évidemment, quand ce seront des grands gaillards de 20 ans, je ne dis pas que je ne me poserai pas la question autrement. Mais là … Donc, oui, quelque part, je me sacrifie pour ne pas les blesser, ni blesser leur père, pour un certain confort – ou un bonheur – familial », explique Géraldine. Avant d’admettre que cette situation lui évite de savoir vraiment si, en face, au cas où je serais « libre » comme on dit, lui aussi me choisirait plutôt que sa famille. J’ai trop peur de la réponse, je préfère ne pas savoir. Là, au moins, c’est équilibré. »
Plus les mois passent, plus elle est amoureuse et plus cette position est difficile à tenir. « J’ai essayé de m’éloigner de lui, j’ai constaté qu’il était indispensable à ma vie, j’ai renoué. Même si les moments où nous nous voyons librement sont très rares, c’est dans leur attente que je trouve ma force, mon envie d’avancer ».